Air de Sémiramis
- Dès l’aube, chers Rayons, mon front songe à vous ceindre !
- À peine il se redresse, il voit d’un œil qui dort
- Sur le marbre absolu, le temps pâle se peindre,
- L’heure sur moi descendre et croître jusqu’à l’or...
- ... « Existe !... Sois enfin toi-même ! dit l’Aurore,
- Ô grande âme, il est temps que tu formes un corps !
- Hâte-toi de choisir un jour digne d’éclore,
- Parmi tant d’autres feux, tes immortels trésors !
- Déjà, contre la nuit, lutte l’âpre trompette !
- Une lèvre vivante attaque l’air glacé ;
- L’or pur, de tour en tour, éclate et se répète,
- Rappelant tout l’espace aux splendeurs du passé !
- Remonte aux vrais regards ! Tire-toi de tes ombres,
- Et comme du nageur, dans le plein de la mer,
- Le talon tout-puissant l’expulse des eaux sombres,
- Toi, frappe au fond de l’être ! Interpelle ta chair,
- Traverse sans retard ses invincibles trames,
- Épuise l’infini de l’effort impuissant,
- Et débarrasse-toi d’un désordre de drames
- Qu’engendrent sur ton lit les monstres de ton sang !
- J’accours de l’Orient suffire à ton caprice !
- Et je te viens offrir mes plus purs aliments ;
- Que d’espace et de vent ta flamme se nourrisse !
- Viens te joindre à l’éclat de mes pressentiments ! »
- — Je réponds !... Je surgis de ma profonde absence !
- Mon cœur m’arrache aux morts que frôlait mon sommeil,
- Et vers mon but, grand aigle éclatant de puissance,
- Il m’emporte !... Je vole au-devant du soleil !
- Je ne prends qu’une rose et fuis... La belle flèche
- Au flanc !... Ma tête enfante une foule de pas...
- Ils courent vers ma tour favorite, où la fraîche
- Altitude m’appelle, et je lui tends les bras !
- Monte, ô Sémiramis, maîtresse d’une spire
- Qui d’un cœur sans amour s’élance au seul honneur !
- Ton œil impérial a soif du grand empire
- Qui, sous ton sceptre dur, doit subir le bonheur…
- Ose l’abîme !... Passe un dernier pont de roses !
- Je t’approche, péril ! Orgueil plus irrité !
- Ces fourmis sont à moi ! Ces villes sont mes choses,
- Ces chemins sont les traits de mon autorité !
- C’est une vaste peau fauve que mon royaume !
- J’ai tué le lion qui portait cette peau ;
- Mais encor le fumet du féroce fantôme
- Flotte chargé de mort, et garde mon troupeau !
- Enfin, j’offre au soleil le secret de mes charmes,
- Jamais il n’a doré de seuil si gracieux !
- De ma fragilité je goûte les alarmes
- Entre le double appel de la terre et des cieux.
- Repas de ma puissance, intelligible orgie,
- Quel parvis vaporeux de toits et de forêts
- Place aux pieds de la pure et divine vigie,
- Ce calme éloignement d’événements secrets !
- L’âme enfin sur ce faîte a trouvé ses demeures :
- Ô de quelle grandeur, elle tient sa grandeur
- Quand mon cœur soulevé d’ailes intérieures
- Ouvre au ciel en moi-même une autre profondeur !
- Anxieuse d’azur, de gloire consumée,
- Poitrine, gouffre d’ombre aux narines de chair,
- Aspire cet encens d’âmes et de fumée
- Qui monte d’une ville analogue à la mer !
- Soleil, soleil, regarde en toi rire mes ruches !
- L’intense et sans repos Babylone bruit,
- Toute rumeur de chars, clairons, chaînes de cruches
- Et plaintes de la pierre au mortel qui construit.
- Qu’ils flattent mon désir de temples implacables,
- Les sons aigus de scie et les cris des ciseaux,
- Et ces gémissements de marbres et de câbles
- Qui peuplent l’air vivant de structure et d’oiseaux !
- Je vois mon temple neuf naître parmi les mondes,
- Et mon vœu prendre place au séjour des destins ;
- Il semble de soi-même au ciel monter par ondes
- Sous le bouillonnement des actes indistincts.
- Peuple stupide, à qui ma puissance m’enchaîne,
- Hélas ! mon orgueil même a besoin de tes bras !
- Et que ferait mon cœur s’il n’aimait cette haine
- Dont l’innombrable tête est si douce à mes pas ?
- Plate, elle me murmure une musique telle
- Que le calme de l’onde impose à sa fureur,
- Quand elle se rapaise aux pieds d’une mortelle
- Mais qu’elle se réserve un retour de terreur.
- En vain, j’entends monter contre ma face auguste
- Ce murmure de crainte et de férocité :
- À l’image des dieux la grande âme est injuste
- Tant elle s’appareille à la nécessité !
- Des douceurs de l’amour quoique parfois touchée,
- Pourtant nulle tendresse et nuls renoncements
- Ne me laissent captive et victime couchée
- Dans les puissants liens du sommeil des amants !
- Baisers, baves d’amour, basses béatitudes,
- Ô mouvements marins des amants confondus,
- Mon cœur m’a conseillé de telles solitudes,
- Et j’ai placé si haut mes jardins suspendus
- Que mes suprêmes fleurs n’attendent que la foudre
- Et qu’en dépit des pleurs des amants les plus beaux,
- À mes roses, la main qui touche tombe en poudre :
- Mes plus doux souvenirs bâtissent des tombeaux !
- Qu’ils sont doux à mon cœur les temples qu’il enfante
- Quand tiré lentement du songe de mes seins,
- Je vois un monument de masse triomphante
- Joindre dans mes regards l’ombre de mes desseins !
- Battez, cymbales d’or, mamelles cadencées,
- Et roses palpitant sur ma pure paroi !
- Que je m’évanouisse en mes vastes pensées,
- Sage Sémiramis, enchanteresse et roi !